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L’Algérie et les historiens

Réaction à Pierre Vidal-Naquet

mercredi 4 décembre 2013, par Maurice Faivre

"La guerre civile qui déchire actuellement l’Algérie résulte de causes multiples, qu’il n’est pas question de réduire à une seule ", déclare Guy Pervillé aux historiens algériens et français réunis en table ronde [1] les 26-27 mars 1996. Parmi ces causes, la manipulation de la mémoire de la guerre d’Algérie par le pouvoir, est mise en lumière par Hassan Remaoun, Fouad Soufi et Guy Pervillé. L’approche manichéiste et apologétique d’une histoire surpolitisée, inculquée dans l’opinion par les médias et les enseignants, a développé dans la jeunesse une véritable culture de guerre. Cette arme de polémique et de guerre civile a ainsi été récupérée par les islamistes radicaux. Ainsi le massacre du 20 août 1955 dans le Constantinois, qui est le vrai début de la guerre, est-il devenu un exploit à imiter, alors qu’ Abane Ramdane le considérait comme "une entreprise de fanatiques.

La source de la mémoire est évidemment l’histoire. Dans un article du Monde du 4 février, Pierre Vidal-Naquet s’efforce d’expliquer le terrorisme par l’histoire, et plus particulièrement l’histoire coloniale. Il n’est pas question de nier les violences perpétrées lors de la conquête et jusqu’à la guerre d’Algérie, et dans les deux camps. Mais on attendrait d’un historien professionnel qu’il soit au courant des recherches réalisées depuis l’ouverture des archives. Il éviterait alors des erreurs telles que :

  • 500.000 victimes de la guerre d’Algérie (230.000 à 290.000, harkis compris, selon les travaux de Yacono et Ageron, dont 152.000 du FLN selon Djemila Amrane),
  • 260.000 supplétifs (maximum atteint 120.000 supplétifs armés, auxquels s’ajoutaient 27.000 engagés et 60.000 appelés musulmans)
  • 80.000 à 100.000 harkis massacrés entre le 19 mars et le 1er juillet 1962 (les massacres massifs ont commencé vers le 10 juillet, les marsiens y ont participé, mais sous la conduite de l’ALN des frontières et des wilayas, et selon les directives de Boumediene d’avril 62 - cf déclaration Bentoumi de mars 1963)
  • la bleuïte a atteint également la wilaya 4 (directives de Si Salah très explicites).

Faire débuter les violences en 1830, n’est-ce pas tomber dans le travers d’une histoire anti-colonialiste, justement reproché par Charles-André Julien aux auteurs de "Algérie, passé et présent" ? Peut-on passer sous silence la dictature ottomane, sa justice expéditive et les colonnes répressives de l’Odjak ? Les premiers témoins de l’occupation française évoquaient "le temps de la peur" (Ouakt el Kheuf), lorsque les tribus des plaines venaient razzier les villages de montagne. L’Algérie a été une terre de violence et de rébellion, dont parmi d’autres Jugurtha, les circoncellions, Koseila et Mokrani jalonnent l’histoire. Autres réalités historiques : la destruction de la chrétienté par les Vandales, puis par les Arabes, la mise en esclavage des otages chrétiens, l’oppression des almoravides.

Exonérer l’Islam de toute responsabilité enfin est pour le moins contestable. L’Islam, et l’Islam algérien, ont aussi une histoire. Il est vrai que les Algériens interrogés par les médias se réclament d’une religion tolérante, éprise de paix. Ils disent ne pas comprendre le comportement barbare des terroristes du GIA. Or les islamistes appliquent à la lettre les sourates qui prônent la violence contre les apostats, les associants et les tièdes, contre tous ceux qui ne respectent pas les prescriptions du Livre. A Médine, Muhammad se transforme en guerrier de la foi. Replacer dans son contexte historique la guerre conduite par Muhammad contre la Mecque demande une culture que ne possèdent pas "les combattants de la foi ", et exigerait de la part des autorités religieuses unanimes un courage et une compétence exégétique qui fait défaut à la grande majorité.

Quant aux reproches de non-intervention, et même de massacres exécutés par l’armée algérienne, ils paraissent discutables de la part d’une armée de conscription. Que des nervis de la Sécurité militaire exécutent des suspects n’est pas niable [2]. Mais il ne faut pas négliger l’utilisation par le GIA de l’arme psychologique, visant à déstabiliser l’adversaire et à intoxiquer l’opinion algérienne et internationale. Les dirigeants du FLN en ont usé abondamment de 1954 à 1962. De belles âmes sont tombées dans le panneau. Les mêmes procédés produisent les mêmes effets aujourd’hui.

Il est cocasse et consternant de constater que les dirigeants algérien, face à la subversion, se retrouvent dans la même situation que l’armée française qu’ils combattaient à l’époque, et en sont réduits à utiliser les mêmes moyens : ratissages, interrogatoires musclés, exécutions, démentis officiels. Triste retournement où l’on voit Jules Roy en appeler à Bigeard !

Demander à la France d’intervenir serait plus qu’une erreur. En premier lieu, la conception totalitaire de la société islamique s’oppose à toute idée de laïcité à la française. Ayant d’autre part livré l’Algérie au Parti unique qui a conduit à la révolte du peuple, ayant soutenu des programmes économiques [3] qui n’ont fait qu’accentuer la misère des Algériens, la France a trop de responsabilités dans l’Algérie d’autrefois et de maintenant pour pouvoir donner un avis qui serait écouté. Elle ne peut que faire confiance à un pouvoir contesté [4] .


[1La guerre d’Algérie et les Algériens, 1954-1962, sous la direction de C.R. Ageron. Armand Colin. nov.1997.

[2Un de mes amis musulmans, bien introduit dans ces milieux, certifie que les moines de Tibirhine ont été tués par la SM parce qu’ils soignaient des islamistes.

[3Réf. André Nouschi. Amère Algérie, 1914-1994. Maison des sciences de l’homme. 1995

[4Il n’est pas prouvé que l’armement des milices mette de l’huile sur le feu. Les villages de Kabylie savent se protéger des islamistes. Notre expérience des harkas et des autodéfenses montre que c’est une solution valable à condition qu’elles soient contrôlées, et dirigées avec humanité