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L’évaluation de la menace

mercredi 4 décembre 2013, par Maurice Faivre

Dans le numéro de juillet du “Casoar”, l‘article du Général de BEAUREGARD et l‘analyse bibliographique du général PICARD posent la problématique de l’évaluation de la menace. Les appréciations révisionnistes dont ils font mention incitent à la discussion. Additionnant les faiblesses matérielles et humaines qui sont réelles. du Pacte de Varsovie les révisionnistes (COCKBURN. SAPIR. SANGUINETTI. BASTIAN...) ont tendance à minimiser les facteurs de puissance et surtout à ne pas les situer dans leur cadre doctrinal et géographique.

Les capacités d’un adversaire militaire analysées à partir de son potentiel quantitatif et qualitatif et des structures de ses forces sur le terrain, sont en effet à confronter d‘une part avec la doctrine diffusée par l‘écrit et observée dans les exercices, d’autre part avec les capacités et les plans des forces amies. Chacun de ces éléments évoluant à des rythmes différents l’évaluation de menace exige une somme de connaissances et un effort de discernement. Cette difficulté explique la diversité des appréciations et leur caractère subjectif, auquel n’échappe pas la présente réflexion.

S’agissant de la doctrine militaire soviétique, il ne manque pas en France. contrairement à l’opinion de J. SAPIR. d’experts de haut niveau, Les généraux LAURENT et PARIS, M. TATU et J.-C. ROMER [1] sans ignorer les évaluations des révisionnistes [2] confirment plutôt celles des soviétologues anglo-saxons (DONNELLY. VIGOR, HlNES...) et celles des services officiels (SGDN, CERM, DIA, Defences estimates, Deutsche Weissbuch). Ils font ressortir ainsi les changements technico-militaires, parfois socio-politiques, de cette doctrine qui, imposée par KHROUCHTCHEV à SOKOLOVSKY dans les années 60, privilégiait l’emploi immédiat et massif des armes nucléaires ; les forces aéroterrestres avaient alors été Organisées pour répondre à cette option. Dix ans plus tard, on évoquait la possibilité de débuter un conflit sans armes nucléaires (non-emploi en premier de BREJNEV), et les capacités de feu des forces classiques étaient multipliées par deux. A partir des années 80, la possibilité d‘une guerre sans armes nucléaires est admise et les structures des forces sont adaptées à ce mode d‘action ; GORBATCHEV affirme qu’il n‘y a pas de victoire nucléaire possible ; ainsi la guerre nucléaire ne serait plus la continuation de la politique. Les missiles intercontinentaux ne conserveraient que leur fonction terrorisante sur les opinions politiques et les gouvernements.

Depuis 1986, une nouvelle pensée, dire de suffisance raisonnable est annoncée, visant à éviter la guerre. Le primat de l’offensive est mis en discussion. Mais la stratégie : “purement défensive” n’est pas encore rentrée en application, et les écrits du général ministre YAZOV [3] font état de “la riposte puissante” des armées soviétiques. alors que le plan de démantèlement des arsenaux (janvier 1986) permet de dévaloriser la dissuasion nucléaire, et favorise une politique d’intimidation par la supériorité conventionnelle, ou de victoire sans guerre- Le revirement doctrinal, en effet, n’élimine pas les menaces qui peuvent jouer sur les autres théâtres, maritime et médiatique en particulier.

La guerre éclair aéroterrestre est encore le modèle préférentiel des stratèges soviétiques. Cette option se traduit sur le plan opératif par l’accent mis sur la surprise et la préparation du combat classique. Les armes nucléaires ne sont pas abandonnées, leur emploi reste envisagé en riposte à une frappe américaine, ou de façon préemptive pour prévenir une frappe imminente. Mais on estime que la décision militaire peut être obtenue par une pénétration aérienne et terrestre profonde, par le contournement héliporté des résistances, par le recours aux armes intelligentes, éventuellement chimiques. On devancerait ainsi la décision nucléaire américaine, et même la montée au créneau des divisions alliées. « Qui devance gagne” disait SOUVOROV ; la progression rapide par la plaine du Nord de la RFA donne la possibilité aux héritiers du stratège russe d’atteindre le Rhin et les détroits baltes sans rencontrer de résistance notable et d’envelopper les forces germano-américaines de CENTAG. L’expert du Département d‘Etax J. HINES a révélé que n’ignorant rien des faiblesses de NORTHAG, I’Académic Vorochilov étudiait une telle manœuvre.

C’est donc dans le cadre conceptuel de la blitzkrieg sans emploi nucléaire initial que doit être replacée la comparaison numérique et qualitative des forces en présence sur le théâtre Centre-Europe. Une évaluation dynamique. c’est-à-dire tenant compte des délais de renforcement, montre que le Pacte de Varsovie dispose des moyens de cette stratégie aéroterrestre. Le Groupe de Forces soviétiques en Allemagne [4] ne possède que des unités de première catégorie, disponibles en 24 - 48 heures et équipées des matériels les plus modernes. Ses FROG ont été remplacés par des SS 21. 95% de ses chars et 100% de ses avions d’appui sont des matériels récents. S’agissant des chars. le T64. mis en service en 1975-1976 [5] est en train d’être remplacé au GFSA par le T80 ou le T64B (40% sont déja en place). Quant aux antichars, plus nombreux qu’à l’Ouest, tous sont des modèles AT4, AT5, AT6 et AT8, datant des années 1980 [6] L’avance qualitative attribuée en certains domaines à l’OTAN est compensée par le nombre et les délais d’intervention des Soviétiques.
Il est exact que la plupart des chars stationnés en URSS sont des T-54-55 et que certains sont rouillés. Mais ceux qui sont affectés au 2ème échelon stratégique sont en cours de modernisation. Destinés à intervenir dans une hypothèse de guerre longue, qui est planifiée en cas d’échec de la blitzkrieg, ils ne trouveraient en face d’eux que des débris des forces occidentales.
Quant aux pays satellites, une partie de leurs unités sont modernisées et pourraient être intégrées aux Groupes de forces soviétiques ; les autres seraient en mesures d’assurer la sécurité des arrières, en liaison avec les forces paramilitaires (Kampfgruppen en particulier) [7].
La comparaison des capacités alliées et soviétiques, deuxième temps de l’évaluation, montre que la doctrine de l’OTAN, même avec le concept ROGERS, n’est pas adapté à la menace ainsi décrite. Il est regrettable qu’elle ne repose pas sur une dissuasion nucléaire inflexible, selon la formule de F. de Rose, et sur un dispositif plus profond que l’actuelle “défense de l’avant”, trop linéaire pour dissuader la volonté adverse de progression en profondeur. Une dissuasion globale, couvrant les arrières amis et ennemis, serait également de nature à favoriser des retraits asymétriques de divisions américaines et soviétiques, dans le cadre des négociations de désarmement conventionnel [8].


[1Publiés en particulier sous l’égide de la FEDN ou dans “Défense Nationale”

[2Ainsi que les conceptions retardataires comme celle de SOUVOROV.

[3“La Pravda” des 8 février et 9 mai 1988.

[4Le GFSA est bien connu des alliés, dont les Français.

[5Et non en 1966 comme l’affirme le rapport d’une commission de l’UEO cité par le général de BEAUREGARD, rapport qui commet d’autres erreurs sur l’âge des matériels et qui n’a d’ailleurs pas été adopté par l’UEO.
Discutable est également l’opinion de SAPIR sur la production insuffisante d’armement : fabriquer 3000 chars, 3000 canons et 1300 avions par an, renouveler les matériels tous les dix ans et les perfectionner, ce n’est pas exactement calculer au plus juste. On penserait plutôt à un gaspillage de crédits et de force de travail.

[6Outre la prétendue supériorité numérique et qualitative des antichars occidentaux, les novateurs des défenses “alternatives” commettent une erreur d’appréciation en estimant les chars périmés par rapport aux missiles. Aucune puissance n’a encore mis ses chars à la ferraille. Lors des combats de 1982, les Israéliens ont détruit 400 chars syriens dont 70 % par tir direct des chars, 20 % par feu aérien et seulement 10 % par missile téléguidé du sol ou d’ hélicoptère.

[7Voir “Le Casoar” de septembre 1985 : “Moscou peut-il se fier aux satellites.”

[8Le point de vue exprimé dans cet article a été développé dans “Défense nationale” de juillet 1988 et aux journées d’étude “Défense et recherche universitaire” les 14-15 septembre 1988.