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Être Harki en France

mardi 9 mai 2017, par Maurice Faivre

Chapitre de l’ouvrage de Annie Laurent : "Vivre avec l’Islam ?", Ed. Saint-Paul, 1996

Les harkis, c’est d’abord une histoire mal connue et déformée par ceux qui les accusent d’avoir trahi leurs frères [1], mais aussi par ceux qui les présentent comme des patriotes attachés à la colonisation. Leur racines remontent loin dans le passé de la France, puisque les premiers musulmans engagés dans notre armée ont été les Chasseurs d’Orient et les Mamelucks de la Garde, ramenés d’Egypte par Bonaparte. Ce sont ensuite les spahis et les tirailleurs recrutés par les généraux de l’armée d’Afrique, qui vont participer à toutes les expéditions du Second Empire, puis à nos guerres contre l’Allemagne : ils sont 14.000 en 1870, 220.000 en 1914 et 230.00 en 1943. Français par le sang versé, ils subissent de lourdes pertes.

En 1955, 37.000 sont rapatriés d’Indochine vers l’Algérie en guerre, où pendant deux ans ils sont soumis à la propagande et au terrorisme du FLN. Un certain nombre déserte, et le Commandement français ne reprend confiance qu’avec les succès de 1957 à 1960 : quadrillage du pays, bataille d’Alger, bouclage des frontières, fraternisation du 16 mai, action humanitaire des SAS, opérations de Challe. Une masse de musulmans s’engagent, pour des motifs divers, mais en majorité pour défendre leurs villages contre les exactions du FLN. Fin 1960, on arrive à 63.000 harkis, 19.000 moghaznis, 8.500 goumiers des GMS, 60.000 autodéfenses, 27.000 engagés volontaires et 60.000 appelés, soit 237.000 musulmans servant sous le drapeau français.

La politique de "dégagement" commence en 1961 et se traduit en 1962 par le désarmement des supplétifs, dont plus de 60.000 sont massacrés dans d’horribles supplices. 15.000 survivants (90.000 avec les familles) sont alors recueillis par l’armée, rapatriés dans des camps avant d’être dispersés dans les départements. Compte tenu de la situation de l’Algérie, ceux-là ont fait le bon choix, même si leurs enfants connaissent de sérieuses difficultés d’insertion.

Ils sont aujourd’hui probablement 400.000, et leurs difficultés sont liées précisément à une croissance démographique trop rapide (plus de 9 enfants par femme à Dreux), pour une partie au séjour dans des chantiers forestiers éloignés des centres de civilisation, pour certains à une scolarité difficile, que leurs parents illettrés n’ont pas su accompagner, mais aussi au faciès qui les fait assimiler aux immigrés et rejeter par trop d’employeurs [2]. On trouve ainsi des enfants de 25 à 30 ans, titulaires de Bac+5, restant à la charge de leur famille. La situation de l’emploi est donc préoccupante pour la plupart, elle est catastrophique dans les villes du Midi.

Il faut souligner cependant de remarquables réussites : le commandant Mekachera est Délégué à l’Intégration, le capitaine Kheliff directeur de la mosquée de Lyon, le colonel Meliani adjoint au maire de Strasbourg, Tayeb Touazi adjoint au maire de Dreux, Mohand Hamoumou directeur du personnel Michelin à Epinal, Hocine Bouarès Conseiller du général commandant les FFA, Jamel Oubechou universitaire, major de Normale Sup et Sciences po, Malik Chibane cinéaste [3]. Et j’en oublie.

L’autre difficulté de l’intégration est d’ordre culturel, et même religieux. La rencontre d’une civilisation étrangère à leur mode de vie a parfois été mal vécue.L’absence de repères a produit dans certaines familles de graves conflits entre le père déraciné et des enfants instruits mais non éduqués. On assiste alors à la transgression de l’image du père, qui parfois sombre dans l’alcoolisme, par des filles qui se dévergondent et des garçons pourvoyeurs de drogue.

Cette situation semble minoritaire, de même que celle des convertis au christianisme. « Nous sommes Français, nous prenons la religion de la France », m’ont dit certains en 1963, mais le clergé de Dreux a refusé de s’occuper des enfants, ne serait-ce qu’au patronage. Un seul de mes anciens harkis, Zidane, a francisé son nom, suivi cours du soir et catéchisme, passé le CEP et reçu le baptème, mais il se trouve marginalisé. Tayeb a épousé une catholique, il m’invite, avec le curé et la catéchiste, aux premières communions de ses 6 enfants. Quelques catholiques de Kabylie, autour de Georges Kerouane, vont tous les ans à Lourdes. A Sallanches, le Père Avril accueille des enfants et, critiqué par sa hiérachie, convertit des parents. Ce sont là des cas isolés.

Dans les années 70, la grande majorité des anciens sont revenus à la pratique traditionnelle de l’Islam (prières, ramadan, pélérinage à La Mecque), qu’ils connaissent mal(4). Une partie des enfants les a imités, à Dreux ils ont été initiés par le jeune Imam Soheib ben Cheikh. Circoncisions et enterrements sont suivis par toute la communauté reconstituée. Les prénoms français ont été abandonnés. Les coutumes d’autrefois survivent, et lors des réjouissances des mariages, hommes et femmes sont séparés. Dans ce milieu clos, la délinquance est rare, on observe des unions maritales mixtes, mais les mariages sont intra-communautaires. « L’Islam, c’est un code de conduite, ça permet de maîtriser ses mauvaises pulsions », dit un étudiant de 3ème cycle. La religion est pour eux un refuge identitaire et une protection, contre une modernité qu’ils ne comprennent pas. Cet ancien est scandalisé par les émissions de Mireille Dumas : « Ces homosexuels, ces transsexuels, c’est ça la France ? ».

Il nous appartient à nous chrétiens de montrer que ces perversions ne sont pas celles de la majorité des Français, et que nos valeurs, héritées du christianisme, offrent une possibilité d’élévation spirituelle et de libération dont un Islam paisible pourrait se rapprocher. Laissons conclure un fils de harki, cadre supérieur : « Je me considère comme Français et Kabyle. Kabyle, c’est mes racines, mon identité, c’est très important. Français, c’est un choix, c’est des valeurs. On peut très bien vivre avec les deux, au contraire pour moi c’est un plus »(4).
Maurice FAIVRE, nov. 1996


[1Mgr Scotto à Françoise Gaspard (France Culture, août 1989) : « on n’ose pas les appeler traîtres, c’étaient de pauvres types, soumis à la pression des militaires, engagés par la crainte et l’intérêt, employés aux basses besognes ».

[2K.D.Bouneb. Délit de faciès. Thèse d’un fils de harki. Editions Tougui, 1991.

[3M.Hamoumou. Et ils sont devenus harkis. Thèse de sociologie. Fayard, 1993.